Le déplacement à quatre pattes

15/04/2018

Cet article fait suite à celui du 09/04/2018, "Debout depuis 3,3 millions d'années !", avec l'idée que notre ontogénèse (le développement de chaque individu d'une espèce), éclaire peut-être ce qui s'est produit dans notre phylogénèse (le développement de l'espèce), et vice versa.

On se soucie trop peu des étapes précoces du développement moteur de l'enfant, comme le retournement, la reptation et le déplacement à quatre pattes. L'une des raisons est que la plupart des gens sont focalisés sur l'étape clé de l'acquisition de la marche, et qu'en apparence, les étapes préalables ont rarement un effet sur la capacité de l'enfant à finalement se tenir debout et à marcher.

Cela conduit à une vision assez réduite, qui considère la station debout comme un processus en soi, distinct de toutes les autres fonctions. Or, la transition entre le déplacement à quatre pattes et la marche, influence fortement la représentation du monde des objets et les interactions sociales.

Melissa CLEARFIELD, du Département de Psychologie au Whitman College, a réalisé une étude remarquable qui illustre bien le propos. Elle a premièrement comparé le comportement d'enfants du même âge, les uns ne sachant pas encore marcher et étant placés dans des trotteurs, les autres sachant marcher. Elle a remarqué que ceux qui savaient marcher, passaient plus de temps à jouer avec les objets et à interagir avec leur mère par des vocalisations et des gestes de pointage. Elle a ensuite observé des enfants pendant plusieurs mois, notamment au moment de leur transition entre les déplacements à quatre pattes et l'acquisition de la marche autonome, et elle a noté les mêmes changements qualitatifs. Ca n'est donc pas la station debout en elle-même, ni la libération des mains, qui produisent ces changements, mais l'ensemble du travail psychique et sensorimoteur nécessaire pour défier davantage la gravité, se tenir debout et marcher.

La bonne intégration de nombreux Réflexes Archaïques est cruciale pour opérer cette transition dans de bonnes conditions. Certains, comme le Réflexe Tonique Asymétrique du Cou qui s'intègre pendant les 6 premiers mois, vont permettre la maîtrise de l'axe corporel, du retournement, puis des mouvements croisés. L'intégration du Réflexe Tonique Symétrique du Cou, du Réflexe Tonique Labyrinthique, puis du Landau, vont coordonner le port de la tête et le tonus du dos (à travers les mouvements d'extension du tronc), avec les alternances flexion-extension des membres, nécessaires au déplacement. L'intégration du Babinski, de l'Agrippement Plantaire, de l'Agrippement Palmaire et du Parachute, permettent de trouver les impulsions nécessaires au déplacement à quatre pattes (qui est en fait du six pattes chez le tout petit), puis les appuis des pieds et la libération totale des mains pour les manipulations fines. Mais dans le même temps, certains de ces réflexes vont aussi permettre la coordination des yeux en convergence-divergence avec la vision de loin-vision de près, la mentalisation des dimensions avant-arrière, droite-gauche, haut-bas, ainsi que les transitions entre elles, donc la perception tridimensionnelle de l'espace et la possibilité de pointer une direction du point de vue de l'autre, qui n'est jamais au même endroit que soi. Toutes choses auxquelles il faut ajouter la toile de fond tonique homéostatique (faim, soif, joie, colère, manque, curiosité, attachement...), qui donne toujours du sens au mouvement.

En conclusion et très concrètement, il faut être attentif au développement précoce du bébé, bien avant les premiers déplacements, et veiller à lui fournir de bonnes conditions :

  • Placer le bébé le plus possible au sol, avec de l'espace. Eviter le parc.
  • Eviter le maxi-cosy et le transat. Ils sont peut-être confortablement à hauteur des parents ou de la nounou assis dans le canapé, mais hormis se toucher les mains, les pieds, babiller et tourner les yeux, le bébé n'y a rien d'autre à faire avec son corps.
  • Lui mettre des vêtements qui lui permettent de bouger. Les robes des petites filles sont peut-être jolies, mais elles s'y prennent les genoux !
  • Prohiber le youpala et le trotteur.
  • Lui dénuder les pieds. Personne sain d'esprit ne penserait à mettre des gants toute la journée aux mains d'un bébé !
  • Ne pas considérer comme anodin que le bébé bouge peu, peine à se retourner par lui-même, n'aime pas être sur le ventre, ne prenne pas appui sur ses coudes ou sur ses mains, se déplace sur les fesses, ou à quatre pattes bizarrement, ou tout simplement avance toujours la main et la jambe du même côté.


A un niveau plus théorique et technique, il faut considérer la station debout comme l'un des éléments d'un système "psycho" "postural" global. 

C'est une étape et un outil dans le processus général du développement humain, démarré à la naissance (et même avant) et qui se poursuit encore pendant de nombreuses années, y compris avec l'acquisition des opérations concrètes, puis des opérations abstraites décrites par Jean Piaget. Considérer la station debout et la marche comme des épiphénomènes* dans le développement, qui apparaîtraient quand l'enfant est apte à "maintenir la projection du centre de gravité à l'intérieur du polygone de sustentation...  [et au] maintien intermittent du poids du corps sur une seule jambe au moment de la phase d'oscillation" (Christine Assaiante, 1998), est vrai d'un point de vue strictement mécanique, mais très pauvre pour rendre compte de la valeur biologique** d'un tel mode de déplacement. Car la quadrupédie réduit considérablement le problème et c'est bien ce qu'ont choisi la plupart des animaux, dont le niveau de développement cognitif et langagier se trouve être également moindre que le notre... 

Le Syndrome de Déficience Posturale montre que cela va beaucoup plus loin. N'en déplaise à certains, Da Silva et Da Cunha n'ont pas fait preuve de maladresse ou de confusion, ni listé "un cortège de signes dans lesquels toute la médecine peut également s'y retrouver", en considérant certains symptômes psychiques aux côtés de symptômes physiques, (Congrès APE de 2005). Si l'on comprend cela, on abandonne l'idée d'aborder le SDP de manière purement mécaniste, uniquement à travers des capteurs visuels, mandibulaires, podaux, des chaînes musculaires, des variations asymétriques de tonus, et l'on s'ouvre avec intérêt à d'autres disciplines, comme la neuropsychologie et la psychologie.

* Epiphénomène : Désigne ce qui se surajoute à un phénomène sans exercer sur lui aucune influence.

** Valeur biologique : terme introduit par le neuropsychologue Antonio Damasio pour qualifier un mouvement corporel adapté aux événements qui surviennent, sans mémoire consciente et limbique, sans anticipation néocorticale, dans le but de maintenir la vie et la survie de l'espèce.


Références :

"Learning to walk changes infants' social interactions", Melissa W. Clearfield, Infant Behavior and Development, 2010, 34, 15-25.

"La construction des stratégies d'équilibre chez l'enfant au cours d'activités posturocinétiques", Christine Assaiante, Annales de Réadapation et de Médecine Physique, 1998, 41, 239-249.

"Quid du SDP ?", Table ronde sur le Syndrome de Déficience Posturale (SDP) de H. MARTINS DA CUNHA, Organisée à Aix les Bains, lors du 11ème Congrès de l'Association Posture et Equilibre de 2005.